Pouvons-nous avoir les pensées, les fantasmes que nous voulons ?
Certains vont vous dire Non, d’autres répondent « Évidement ».
Pourtant cette question n’est pas si simple.
Alors, peut-on fantasmer librement ?
Vous / vous Rappellerez peut-être que l’on peut pêcher, même en pensée.
Ça veut dire quoi cette histoire ? Une histoire qui ne concerne pas que les chrétiens mais parle de nous tous.
Cela raconte tout d’abord que les religions sont de merveilleux réceptacles et organisateurs de nos fantasmes, de nos angoisses, de nos culpabilités.
Les religions édictent des interdits universels: Tu ne tueras point, par exemple. Mais elles vont plus loin en nous interdisant parfois de penser : on peut pêcher, même en pensée. La fonction de ce type de pécher est à mettre en regard avec nos sentiments de culpabilité.
Je suis attiré par ma voisine, j’imagine tant et plus et bien sûr en même temps me sens coupable vis à vis de ma femme (que j’aime toujours) ou de mon voisin qui est un pote, etc.
La religion vient confirmer mon sentiment de culpabilité – d’avoir en pensée désiré ma voisine – mais aussi le calmer grâce à des rituels de purification, la confession par exemple.
Parfois les choses sont un peu plus compliquées et sont présentées de manière inversée. Ce n’est pas moi qui au départ ai des pensées impures. C’est ma voisine qui m’attire et provoque ces idées impures en moi.
Toute la révolte des femmes iraniennes qui veulent pouvoir vivre les cheveux au vent est celle de femmes qui disent à la police religieuse « Nous ne vous provoquons en rien. Devenez adultes et débrouillez-vous avec VOTRE culpabilité si vous êtes attirés. De quoi avoir envie de balancer leur couvre chef.
L’histoire serait donc incomplète si l’on ne prenait en compte que notre propre culpabilité, et non également la culpabilisation ou l’oppression du pouvoir en place. Inquisition un jour, tribunal rabbinique ou charia un autre, ou nettement plus camouflée parfois.
Dans son roman 1984, Georges Orwell met en scène la Police de la pensée, chargée de traquer toute pensée déviante. C’est une illustration de la volonté de tout régime totalitaire.
Aujourd’hui, des systèmes de vidéo surveillance permettent de repérer nos émotions. Ce n’est pas encore nos pensées, mais c’est déjà préoccupant tout comme l’est la récolte par les GAFA de nos données personnelles – donc aussi une part de nos fantasmes.
Mais ce qui me semble plus préoccupant encore, c’est de criminaliser les fantasmes. Et il y a au moins un domaine ou cela se passe, c’est celui de la pédophilie.
Soyons clairs : la pédophilie est un crime tout comme détenir des films pédopornographiques, puisque pour leur réalisation des actes ont eu lieu. Mais qu’en est-il d’un dessin qui n’est qu’une production fantasmatique, tout comme un roman, et qu’aucun acte répréhensible n’est commis.
Pourtant plusieurs pays, dont les nôtres, ont des législations qui permettent de criminaliser la détention d’illustrations pédopornographiques, des mangas par exemple.
Pour faire un parallèle: Imaginerait-on mettre en prison quelqu’un qui détiendrait une bande dessinée illustrant un meurtre ?
En tant que psychanalyste, il me paraît essentiel de faire la différence entre d’une part nos actes et paroles publiques dont nous devons être socialement responsables et d’autre part ce qui se passe dans notre tête. En nous. Car c’est bien notre possibilité de penser, de désirer, de fantasmer librement – follement peut-être – qui constitue la base de notre possibilité de nous construire en tant que personne unique et créative.
Mais encore…
Quelques semaines après avoir publié cette vidéo, le dessinateur Vivès était accusé de véhiculer des images pédopornographiques, ce qui m’a amené à une brève intervention
Vivès peut-il fantasmer en paix?
Je comprends mal toute cette polémique autour de Vives, le dessinateur de BD accusé de banalisation et d’apologie de l’inceste et de la pédocriminalité.
Juste pour des BD du style Petit Paul? Non, mais vous avez lu cette BD?
De la gaudriole – pas de mon goût – mais des gouts et des couleurs…
Une BD qui met en scène un assassinat va-t-elle être accusée d’incitation au meurtre?
Il y a une incroyable confusion entre acte et fantasme.
Je vous invite a voir ma vidéo Peut on penser, fantasmer, dessiner librement?
On trouvera quelques éléments du contexte chez Yann Barthes ou sur Manifesto 21 . Comme on le voit, la polémique mêle bien des choses qui sont à distinguer.
D’une part, des débats enflammés sur des réseaux sociaux. On ne dira jamais assez à quel point il faut garder une distance mesurée de ceux-ci tant ils sont devenus la décharge d’invectives, de haine, voire de menace de mort. Le pousse à la rapidité et au conflit, émulateur de click, en a fait la mise à nu et le déversoir de la plus intense négativité qui réside en nous.
Sur ce plan, Bastien Vivès s’est excusé. Bien d’autres devraient en faire autant.
D’autre part la mise à l’index d’œuvres de fiction – et c’est mon seul point. Dans ma vidéo précédente, je rappelle notamment le lien avec le « péché en pensée » de l’Église catholique. On ne se battra jamais assez contre les idéologies de tous bords qui s’en prennent aux œuvres de fiction. Qu’il s’agisse de l’Allemagne nazie, de la Russie soviétique ou actuelle ou encore de l’Amérique Trumpiste qui expurge les bibliothèques publiques par exemple de livres de Toni Morrison ou Margaret Atwood.
Quant à la qualité du livre concerné, on aura bien compris que je ne le recommande pas comme cadeau de fin d’année…
Ce billet est dédié à cette personne chère qui racontait son passage à la frontière de l’Espagne franquiste. Elle avait un volume de Racine dans sa valise.
A l’ouverture de son bagage, le douanier s’exclama « Racine !? Hum… Lénine, Staline… Racine ! Confisqué ! »
A l’occasion de l’ouverture du Festival d’Angoulème…
Monologue de la réactionnaire dame aux ciseaux métamorphosée en annulatrice progressiste, qui s’en prend désormais aux créateurs fautifs plus qu’à leurs œuvres transgressives.
Hello, je suis la censure et, depuis des décennies, j’étais dans le dur. J’avais quasiment disparu, tant personne ne me voyait plus aucune utilité. Depuis mai 1968, la France n’était plus une terre de conquête et il me fallait m’exiler et m’acoquiner avec les théocraties les plus pourries pour retrouver du tranchant. Me voilà de retour, empathique et bienveillante, pleine de bons sentiments et d’idées généreuses.
En fin de semaine, je serai à Angoulême pour le Festival de la BD. Je m’y rengorgerai d’avoir eu la peau de Bastien Vivès et obtenu la suppression d’une exposition à sa gloire. Notez comme j’ai su m’adapter. Désormais, au lieu de bannir une œuvre ou de la passer au rabot bienséant, je me contente de délégitimer un artiste en lui accrochant à la cheville un boulet fatal. Cette fois, il a suffi d’exhumer des propos anciens tenus par Vivès sur un forum de discussion où il tutoyait la pédophilie et l’inceste. Peu importe de savoir s’il s’agissait de fantasmes. D’ordinaire, seul le passage à l’acte valait condamnation. Aujourd’hui, c’est devenu plus ambigu, tant la confusion règne entre réel et représentation, entre IRL et avatar. Et cela fait mon bonheur, d’autant que la notion de réputation a retrouvé une nouvelle faveur chez les commères et leurs compères du village global.
On ne sait trop ce qui attend le justiciable Vivès. Mais il est certain que la star de la BD sent le soufre à jamais. Et cette odeur révulse désormais des narines pincées qui, auparavant, ne détestaient pas piquer du nez dans la fange.
Je reconnais que cela m’amuse assez de prendre ma revanche sur ces petits Mickeys délurés qui m’avaient mis la misère. En deux coups de crayon, ils arrivaient à moquer les importants et à dérégler les mœurs. Il va leur falloir maintenant devenir des citoyens exemplaires et des humains appropriés pour ne pas risquer de se voir éjectés du système de validation où j’interviens en experte.
Admirez comme je me suis métamorphosée pour persévérer dans mon être. J’étais répression dure, me voici annulation doucereuse. J’étais couteau et ciseaux. Me voilà bâillon et édredon. J’étais patriarcale, me voilà néo-féministe. J’étais de droite, me voici de gauche. Je tenais mes pouvoirs de l’état papa, je m’autorise désormais de la société maman. Je voulais incarcérer, je me contenterai de rééduquer. J’étais rosse vigoureuse, me voici rose flétrisseuse et violette venimeuse.
J’étais le bras armé du conservatisme et je guillotinais le talent déviant et la contestation de l’ordre établi. Me voilà suppléante d’une révolution victimaire, dommage collatéral d’une ardente obligation, omelette qu’on tranche aux deux bouts après avoir cassé les œufs. Je tombais de haut comme un couperet. L’ennui, c’est que ceux qui subissaient mes foudres avaient fini par en tirer gloriole à mesure que l’autorité régressait, que la sanction ennuyait et que la liberté d’expression imposait ses débordements comme autant de défis désirables.
J’étais dépendante du pouvoir politique, de ses irritations comme de ses renonciations. Je suis désormais l’humble servante d’une opinion que choque le moindre irrespect et qui tient la critique la plus bénigne pour une offense. Je m’attaquais aux productions des créateurs. Je m’en prends maintenant à leurs biographies. J’étais une accusatrice publique, me voilà dénonciatrice privée. Je fais mon miel des privautés répertoriées comme des bêtises abruptes, des amours mortes et des lits défaits, des mauvaises pensées et des propos mal tenus.
J’étais la petite sœur du gaullisme grognon avant de perdre de ma nocivité sous Mitterrand. Me voilà égérie de la génération W, avec un w comme «woke». Celle-ci recrute chez les Y et les millénnials mais sait aussi enrôler plus large, chez ceux qui pensent que les identités longtemps méprisées doivent pouvoir imposer la prise en compte de leur sensibilité exacerbée. Des années durant, j’ai été payée pour repérer les atteintes à l’autorité de l’Etat, les abus de blasphème et les excès de pornographie. Ainsi, avant de m’occuper de quelques rappeurs niqueurs de flics et autres apologues du terrorisme islamique, j’ai mis à l’index le film la Religieuse ou les romans Histoire d’O, Eden, eden, eden ou Lourdes, lentes. En ce temps-là, je me fichais comme d’une guigne des perversions de Jacques Rivette ou de Pauline Réage, de Pierre Guyotat ou d’André Hardellet. Désormais je me sers des incriminations judiciaires du réalisateur Roman Polanski ou de l’acteur Sofiane Benacer pour torpiller la réception de leurs performances et de leurs prestations dans l’Affaire Dreyfus ou les Amandiers.
J’étais une vieille chose, méchante et décatie. Me voilà ragaillardie par une faveur numérique aussi démocratique qu’anonyme. Me voici forte d’un soutien populaire, difficile à évaluer mais qu’importe puisqu’il crédibilise mes actions. Et fait de moi une meuf engagée, enviée et aiguisée.
Nous sommes en 1932, Einstein écrit à Freud : Pourquoi la guerre ? Comment l’éviter ?
Est-ce que cette correspondance a quelque chose à voir avec notre actualité?
En 1932, la guerre de 14-18 n’est pas encore digérée que déjà que déjà de nouvelles catastrophes sont là : en Ukraine, Staline organise la famine : plus de 3 millions de morts. En Allemagne, le parti nazi gagne les élections, Hitler sera nommé chancelier l’année suivante.
Freud répond à Einstein. Je me limite à deux points, aujourd’hui.
Tout d’abord, on a l’habitude d’opposer droit et violence, de dire que la loi permet d’éviter la violence. Or, le droit vient de la violence.
Au début, il y a la violence brute. Je veux ta femme ou ton sanglier, je te casse la gueule et je prends.
Puis, signe d’intelligence, celui qui a inventé une arme acquiert plus de pouvoir. Avec une flèche, il peut abattre à distance un ennemi éventuellement plus fort que lui.
Étape suivante, l’union fait la force, les faibles s’unissent. Et pour s’organiser, ils édictent des lois qui vont réguler leurs échanges. C’est donc de là que vient le droit.
Mais il y a un hic. Au sein de la communauté, restent des inégalités et du coup, les lois sont peu à peu faites par et pour les dominateurs, ce qui éveille de nouvelles violences. L’équilibre est donc instable et d’autres conflits peuvent émerger.
Pour éviter les guerres, Einstein fonde beaucoup d’espoir dans la Société des Nations, ancêtre de l’ONU. Mais Freud le fait déchanter car, dit-il, il ne suffit pas de créer une instance tierce et suprême, même avec l’accord de tous, il faut aussi lui donner la force appropriée.
Voilà ce qui nous permet de comprendre pourquoi une sanction de l’ONU n’a pas plus de valeur qu’un mauvais bulletin donné à un voyou. Il s’en fout le voyou.
Ensuite, Freud rappelle que nous sommes tous animés de pulsions de vie, de liaison, d’amour mais aussi d’agressivité voire de haine. Mais surtout que ces deux mouvements sont inséparables, indispensables même. C’est d’ailleurs ainsi que commence la vie : la mère expulse l’enfant de son corps. Donner la vie implique quelque chose d’agressif. Dès qu’on y réfléchit, on trouve de nombreux exemples. Sur un terrain de foot coexistent solidarité et rivalité. De manière plus générale, notre instinct de conservation, donc de vie doit pouvoir recourir à l’agression, à la destruction, à notre mordant. De même notre amour envers quelqu’un implique une part de possessivité. La sexualité est tendresse et violence.
Donc, dit Freud, inutile de vouloir supprimer les penchants destructeurs des hommes, la seule issue possible serait de la canaliser et pour cela, de recourir aux sentiments d’amour et d’identification. Aime ton prochain comme toi même. Ça, évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire…
La réponse de Freud à Einstein n’est pas optimiste, il y aurait encore beaucoup à dire sur cette correspondance j’ai juste envie de pointer la fin que j’apprécie particulièrement et qui est une de mes boussoles : Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre.
Huit ans plus tard, en 1940 l’Allemagne attaque l’Angleterre. Churchill, premier Ministre, s’adresse à ses concitoyens sans aucun détours, c’est à des adultes qu’il parle: Je n’ai rien d’autre à vous offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Winnicott, psychanalyste, écrit un texte qui pourrait s’intituler Pourquoi la guerre, sans point d’interrogation. Pourquoi cela vaut-il la peine que nous fassions la guerre, cette guerre-ci. Certes, dit-il, nous nous battons pour vivre. Mais c’est insuffisant d’autant que nous ne sommes pas nécessairement meilleurs hommes que nos ennemis.
Alors pourquoi ? Je ne retiens ici qu’une demi idée : ce que Winnicott nous dit de la liberté et de la démocratie.
On pourrait croire que tout le monde aime la liberté et veut se battre pour elle. Belle idée ! Fausse, bien sûr… d’autant que la liberté est fatigante, épuisante même. Elle nous soumet à des tensions multiples. Il est souvent bien plus confortable d’y renoncer.
Non seulement les dictateurs nous soulagent de ces tensions mais en plus, ils peuvent mener à bien des réalisations grandioses qui n’auraient pu être menées en régime parlementaire. Car oui, en régime parlementaire, il faut parlementer sans cesse. Et c’est exténuant ces palabres et incessantes négociations. On aimerait tant pouvoir trancher sur un coup de force, sur un passage à l’acte.
La démocratie implique quitter la position infantile ou adolescentaire et entrer dans l’âge adulte, acquérir une certaine maturité. Maturité ? qui emploie encore ce mot aujourd’hui ? Il s’agit de la maturité de celui qui pressent les liens entre ses doutes et conflits internes et ceux qui traversent la société. Et puis, il y a cet énorme effort psychique : la démocratie consiste à exercer la liberté en demandant aux personnes d’accepter que l’on ne tienne pas compte de leur opinion quand elle ne recueille pas la majorité des voix. Voilà qui n’est pas une mince affaire.
Mais la liberté vaudra toujours plus que la soumission.
Il y a donc un lien entre l’exercice de la liberté et la construction de la démocratie. Y arrive-t-on un jour ? Je ne pense pas. On essaye, on y tend, on avance, on recule, on s’en approche… sans jamais y arriver. Mais à mon sens, c’est une lutte qui vaut la peine, qui vaut la guerre.
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J’ajoute un post scriptum parce que j’entends la grèle des oui mais, oui mais la démocratie n’est pas ce qu’on croit… Oui mais la liberté, etc..etc… Plutôt que de philosopher une heure encore, je vous invite à la lecture d’un roman, celui que Vassili Grossman écrit en 1955 et 1963: Tout passe.
Extrait :
Autrefois, je pensais que la liberté, c’était la liberté de la parole, la liberté de la presse, la liberté de conscience. Mais la liberté s’étend à toute la vie de tous les hommes. La liberté, c’est le droit de semer ce que l’on veut, de faire des chaussures et des manteaux, c’est le droit pour celui qui a semé de faire du pain, de le vendre ou de ne pas le vendre, s’il le veut. C’est le droit pour le serrurier, le fondeur d’acier, l’artiste de vivre et de travailler comme ils l’entendent et non comme on le leur ordonne. Mais ici il n’y a pas de liberté ni pour celui qui écrit des livres ni pour celui qui sème le blé ni pour celui qui fait des bottes.
Et Efim Etkind, son préfacier, écrivain lui aussi ajoute: Un pays sans liberté est le domaine de la mort.
Notes: la correspondance Einstein-Freud est disponible ici, le texte de Winnicott de 1940 qui s’intitule « A propos des objectifs de la guerre » est repris dans Conversations ordinaires (Folio Essais), du même ouvrage est tiré la référence à la « maturité », issue du texte de 1960 « Quelques réflexions sur le sens du mot démocratie« . Le livre de Vassili Grossman semble épuisé pour le moment, si nécessaire, me contacter.
C’est très fréquent qu’une personne qui vient me voir dise « Je n’ai aucun souvenir de telle ou telle période. »
Elle souffre, ne sait pas pourquoi et vient me voir.
La mémoire… La mémoire… cette matière vivante.
Si certaines personnes ne se souviennent pas de morceaux de leur vie, d’autres s’en souviennent, mais ces souvenirs sont comme dans un musée, des objets désincarnés exposées derrière une vitre.
« Oui, j’ai été battue ou violée, ou…. Je le sais, mais c’est du passé tout ça, maintenant je suis adulte, je dois aller de l’avant. »
Mais elle ne va pas de l’avant, elle tourne en rond. Et c’est pour cela qu’elle vient me voir.
Il y a des milliers de manière de parler de la mémoire. Je disais que la mémoire est une matière vivante, oui, mais elle peut geler, ou devenir insensible, comme un membre qui aurait perdu toute innervation. Il est là, vivant et mort en même temps.
Je pensais à tout cela en lisant dans le très beau livre de Lola Lafon (Quand tu écouteras cette chanson ) Dans ce livre, où il est beaucoup question de mémoire, elle reprend une phrase de Louise Bourgeois, « La mémoire ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu’elle nous assaille ».
« La mémoire ne vaut rien si on la sollicite, » De fait, ce n’est pas en se creusant la tête que les souvenirs reviennent, elle n’est pas derrière une porte à laquelle il suffirait de toquer.
Pourtant, aller à répétition vers des relations qui font souffrir, c’est parfois une manière de solliciter sa mémoire, une manière de retourner vers des lieux douloureux et essayer d’en sortir autrement.
Prenons un exemple – caricatural, juste pour faire comprendre. Aller régulièrement vers des hommes maltraitants, peut être une manière de retourner visiter une enfance maltraitée, pour tenter d’en sortir autrement. Retenez que mon exemple est caricatural, notre inconscient travaille de manière nettement plus masquée
« La mémoire ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu’elle nous assaille » Je dirais plutôt, il faut entrevoir comment elle nous assaille. Vers quels actes incompréhensible elle nous entraîne à répétition.
Entrevoir cela, c’est prendre le temps de renouer les souvenirs à la vie, c’est se laisser aller à rêver, c’est donner de la place à une odeur ou à un son que l’on retrouve à un coin de rue, dans un coussin, dans un plancher qui craque, un refrain qui monte aux lèvres…
Un très vague souvenir revient, IL en entraîne un autre et peu à peu la mémoire se revivifie, notre histoire se ranime. Cela prend du temps, c’est vague, on a de la peine à y croire. On a même de la peine à SE croire. « Je me trompe peut-être. J’exagère… »
Il y a des aller-retour. Deux pas en avant, un pas en arrière.
Un membre mort qui retrouve son innervation peut s’avérer très douloureux, le temps d’être à nouveau pleinement en vie, pleinement en liberté.
De la même manière, redonner vie à des souvenirs peut amener angoisses ou tristesses profondes, justement celles que l’on tentait de fuir. Les affronter, ou je dirais plutôt, les traverser ramène à la vie. A toute la vie. Pleinement colorée. Avec ses couleurs belles mais les moches aussi. Avec nos tristesses et nos joies pleinement vécues, pleinement ressenties. On est sorti du musée, la vie est là.
Aujourd’hui, il y aurait une demande de psy « safe », des psys qui peuvent accueillir dans leur différence des patients LGBTQI+
Bizarre…
Cette idée de « psy safe » m’apparaît complètement stupide pour au moins deux raisons:
Tout d’abord, c’est une démarche normative car elle induit l’idée qu’il faudrait une attitude prédéterminée pour accueillir tel ou tel type de personne : un gay, par exemple. Mais alors, dans le fil de cette idée, il faudrait aussi des psy spécifiques pour suivre un catho, ou un musulman… Et pourquoi pas un électeur de Marine Le Pen, ou de Mélanchon ? Un ami des chats, un obsédé des talons hauts, un fana des huiles essentielles…
On voit bien où cela nous mènerai : chaque tribu – qui dispose déjà de ses propres réseaux sociaux aux algorithmes qui l’aident à penser en rond – disposerait aussi de son carnet d’adresse de psy spécifiques.
Moi, cette idée, elle me fait suffoquer.
La seconde raison, plus importante encore, c’est qu’une psychanalyse « safe » cela n’existe pas. Au contraire même. Faire une psychanalyse – la psychanalyse que je défend -c’est profondément « unsafe », dangereux… pour ce que l’on appelle « l’ordre » social.
Faire une psychanalyse, ça fait désordre et parfois du désordre… car c’est peu à peu se déprendre de tous les désirs qui nous plombent : autant ceux de notre entourage que de la société, pour progressivement trouver le chemin de ses propres désirs.
C’est la raison pour laquelle le psychanalyste ne donne jamais de conseils, il n’a aucun désir par rapport aux choix de vie de ses patients. Son seul désir est d’accompagner ceux qui viennent le voir dans une authentique recherche de vérité. La vérité personnelle et unique du patient.
Croyez-moi, cette traversée peut s’avérer fameusement subversive et à contre courant des vents dominants. Quand je pense à ces questions, me revient toujours en mémoire mes conversations avec une collègue d’Argentine. Sous la dictature, les psychanalystes parvenaient à poursuivre leur travail lors de rencontres qui semblaient fortuites. Sur un banc public, par exemple. C’était aussi dangereux pour l’analysant que pour l’analyste. Ne nous y trompons pas les totalitarismes haïssent la psychanalyse.
Mais pour que le psychanalyste puisse accompagner son patient dans les remous de cette traversée, il est indispensable qu’il ait préalablement été questionner les modèles qui l’ont lui-même façonné, éclairer ses propres zones d’ombre. C’est pour cela qu’avant de prendre des patients en charge, il passe de nombreuses années à sa propre psychanalyse. De nombreuses années, car croyez-moi l’inconscient est bien rusé dans les mouvements vers lesquels il nous entraîne.
Les psy seraient tous dingues et à les écouter on le serait aussi. Psychopathe? Psychotique? Névrosé? C’est quoi tout ça?
Alors, est-ce que nous sommes tous névrosés? J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle.
La mauvaise nouvelle, c’est qu’effectivement la plupart d’entre nous , nous sommes névrosés. La bonne nouvelle , c’est qu’il y a bien pire
Petit cours de psychopathologie accéléré en 30 secondes
Il y a d’abord les psychopathes. Pour eux, la loi n’a aucune importance , ils outre passent la loi. Les psychopathes, ce sont les mafieux, les financiers sans scrupule, les petites frappes…
Quand il a un conflit intérieur, le psychopathe le règle par des actes et il ne souffre pas. Il ne va jamais consulter un psy. La vie, pour lui, du moment qu’il arrive à faire sa loi, tout va bien
A l’inverse, le psychotique souffre terriblement: il s’imagine être Napoléon, que la terre est plate, qu’une voix lui dit quoi faire ou qu’un vaccin lui injecte une puce 5G… Donc, il s’imagine un monde qui est loin du monde de la réalité, disons de la réalité telle qu’elle est communément perçue. Bien sûr, le psychotique peut avoir une vie sociale et Internet lui facilite la tâche car les réseaux sociaux l’aident à être en contact avec d’autres personnes qui croient que la terre est plate.
C’est plus compliqué s’il entend des voix qui lui disent d’aller égorger son médecin parce qu’il lui a proposé une vaccination.
Mais dans l’ensemble, le psychotique par ses délires, il souffre terriblement: il est persécuté, ou il y a un vrai vacarme de personnages dans son esprit. Et ça c’est horrible. On parle de la folie grandiose des artistes, mais ça c’est un mythe parce que la folie, ça fait mal, c’est terriblement douloureux. Si vous voulez lire un bouquin qui en parle, prenez A la folie de Joy Sorman, elle montre bien à quel point, la psychose est une douleur intense qui va souvent nécessiter médicaments et soins particuliers.
Et puis, voilà, il y a les névrosés. Vous et moi
Ce qui est compliqué pour nous, ce sont nos conflits intérieurs entre ce que l’on veut, ce que l’on veut à moitié, ce que les autres veulent pour nous. Et çà se mélange, ça mène une bataille, ca s’entre-choque en nous.
Alors, est-ce qu’il faut absolument faire une psychothérapie ou une psychanalyse? Bien sûr que non . Ça vaut la peine si l’on a le sentiment de toujours faire les mêmes erreurs, de tomber chaque fois dans les mêmes ornières. Si on a l’impression de ne jamais rien savoir décider, de n’avoir jamais assez de preuve d’amour, ou de tourner en rond… Si on arrive pas à donner le moindre sens à notre vie. Alors, ça vaut la peine. Mais sinon, on se débrouille, on fait avec et on avance
Procrastiner, c’est ne pas décider. Or dans la vie, il faut choisir et donc décider. Mais l’avenir est plein d’inconnues, donc d’angoisses.
Nous sommes tous inquiets devant l’inconnu, habités de nos désirs (sont-ils légitimes?) et pressés par les attentes de ceux qui nous entourent : nos parents, notre conjoint, notre patron, etc. Arriver à faire le tri et à choisir ce que l’on veut faire de sa vie – quitte à déplaire, c’est nécessaire.
Arriver à déterminer ses priorités c’est également nécessaire, car malheureusement nous n’avons qu’une vie et nous ne pouvons donc pas tout faire.
Pour cela, on pèse le pour et le contre, on examine ce qui est important et ce qui l’est moins et ensuite on tranche.
Celui qui procrastine ne se contente pas d’une bonne solution, il cherche LA meilleure solution, celle qui ne comporte aucun inconvénient. Et bien sûr, elle n’existe pas car toute décision a ses inconvénients.
Donc, celui qui procrastine attend, cherche, réfléchit, réfléchit encore… On ne pourra jamais lui reprocher d’être très très attentif… Une attention qui, en fait, a pour fonction d’estomper l’angoisse… Mais pendant ce temps là, notre procrastinateur oublie que ne pas décider, c’est décider : c’est laisser les autres ou les événements décider à notre place. ET ça, c’est vraiment dommage…
Le procrastinateur a un frère, celui qui veut tout faire… Donc il fait tout à moitié c’est à dire qu’il ne fait rien car lui non plus n’arrive pas à choisir. Il aura toujours la bonne excuse de dire qu’il aurait pu VRAIMENT faire ceci ou cela. Effectivement, il aurait pu mais il aurait fallu choisir entre ceci et cela.
Ah choisir, Ah décider…
Le 10 janvier 49 avant notre ère, Jules César hésite à marcher sur Rome. Il s’arrête devant le Rubicon, le fleuve qui marque la frontière de l’Italie de l’époque. Il hésite, il réfléchit, interpelle ses soldats : «Mes Soldats, mes braves, il est encore temps de faire demi tour car une fois passé ce pont il sera trop tard ». Lui aussi, il est face à son angoisse
Finalement, il tranche « En avant, ! Alea Jacta est ! ». Son interjection qui veut dire « Le sort en est jeté » rappelle que dans toute décision, il y a toujours une part de hasard, une part qui ne pourra être maîtrisée.
Plutôt que de lambiner sur la berge, malgré les interdits du sénat romain, les difficultés qui l’attendent, il franchit le Rubicon. Non pas de manière aveugle, non pas en jouant à pile ou face, mais après avoir mûrement réfléchi.
La route sera longue, il lui faudra encore quatre ans, plusieurs batailles avant de devenir maître de Rome…. Car quand il s’agit de choisir, il s’agit aussi de forger son choix.