C’est un petit garçon. Il a 6 ans. // Il est à côté de la tombe de sa mère – juste un renflement de terre, cette tombe. Son visage – que j’ai flouté – est fermé, muet… Pourtant ce serait bien qu’il puisse parler un jour. Tout comme son père – s’il est vivant – ou son oncle, ou son cousin, l’amie de sa maman…
Comment parler de tout cela ?
Après la guerre 40-45, beaucoup de ceux qui sont revenus de l’horreur sont restés muets, n’ont rien dit de ce qu’ils avaient vécu, ils se sont parfois suicidés …
On a affirmé que ce qu’ils avaient à dire est indicible.
Je ne pense pas qu’il y ait des choses indicibles. Mais il y a parfois des choses irrecevables. Irrecevables parce que celui qui devrait les entendre n’y parvient pas, s’en détourne. Souvent sans le vouloir, d’ailleurs. Car il se sent coupable de ce qu’il n’a pas pu empêcher.
… Ce que nous n’avons pas pu ou voulu empêcher…
Alors, quand on a rencontré l’atrocité, quand on a été déchiré par elle, on a l’impression que l’humanité n’existe pas, que la trahison est là au coin de la rue et peut survenir à tout moment, qu’on ne peut donc faire confiance à personne. A personne, à personne, à personne.
C’est la raison pour laquelle, le premier soin est celui d’aider à retisser des liens. Des liens d’une humanité chaleureuse en sachant que cela prend du temps et en tenant compte de la pudeur… Avant les mots, c’est parfois un geste, un verre d’eau, une promenade, un silence partagé devant une fontaine qui coule. Des choses comme cela qui vont compter, qui vont tisser les liens.
Et plus tard, peuvent venir les mots. Car rien n’est innommable, c’est à nous les humains de parvenir à mettre des mots sur les choses, même quand il s’agit du pire. Sans quoi, ce pire se transforme ombre et ces ombres peuvent se transmettre de génération en génération.
Mais il faut laisser aux mots le temps de trouver leur chemin, se garder de toute curiosité. Parfois, pour exorciser l’horreur, nous voulons la rencontrer, nous laisser fasciner par elle, poser des questions, connaître les détails.
Gardons-nous en.
Freud nous invite au tact. C’est un mot que j’aime bien car il donne une image à notre attitude. C’est notre regard, notre intonation qui peut être la main posée sur un bras. Le tact, se laisser toucher par l’autre.
Alors, quand nous rencontrerons cet enfant nous devrons accepter notre impuissance. Notre impuissance de ne pas arriver à le consoler rapidement et s’il est triste, s’il fait des cauchemars ou s’il est nerveux, nous lui expliquerons que dans des situations similaires d’autres enfants ont éprouvé les mêmes choses, les mêmes sentiments mais qu’avec le temps et l’accompagnement, peu à peu ils se sont sentis mieux.
Un jour peut-être va-t-il dessiner un rectangle et une croix, évitons d’interpréter, il suffit de comprendre ce dont il parle et de dire « C’est dur ce que tu as vécu… Tu peux en parler… quand tu veux »
Peut-être viendra-t-il se blottir dans nos bras ou ira-t-il jouer dans son coin, ou en dira-t-il quelque chose ce jour là… ou quelques semaines, quelques mois plus tard.
N’oublions pas qu’en français « mettre à la question » veut dire torturer, il nous suffit d’être à l’écoute et de savoir que nos oreilles seront blessées le jour où viendra le récit.
Cet enfant, ces enfants, ces femmes et ces hommes, je ne leur souhaite pas de rencontrer un psy, mais juste quelqu’un d’attentif et de chaleureux.