Nous sommes en 1932, Einstein écrit à Freud : Pourquoi la guerre ? Comment l’éviter ?
Est-ce que cette correspondance a quelque chose à voir avec notre actualité?
En 1932, la guerre de 14-18 n’est pas encore digérée que déjà que déjà de nouvelles catastrophes sont là : en Ukraine, Staline organise la famine : plus de 3 millions de morts. En Allemagne, le parti nazi gagne les élections, Hitler sera nommé chancelier l’année suivante.
Freud répond à Einstein. Je me limite à deux points, aujourd’hui.
Tout d’abord, on a l’habitude d’opposer droit et violence, de dire que la loi permet d’éviter la violence. Or, le droit vient de la violence.
Au début, il y a la violence brute. Je veux ta femme ou ton sanglier, je te casse la gueule et je prends.
Puis, signe d’intelligence, celui qui a inventé une arme acquiert plus de pouvoir. Avec une flèche, il peut abattre à distance un ennemi éventuellement plus fort que lui.
Étape suivante, l’union fait la force, les faibles s’unissent. Et pour s’organiser, ils édictent des lois qui vont réguler leurs échanges. C’est donc de là que vient le droit.
Mais il y a un hic. Au sein de la communauté, restent des inégalités et du coup, les lois sont peu à peu faites par et pour les dominateurs, ce qui éveille de nouvelles violences. L’équilibre est donc instable et d’autres conflits peuvent émerger.
Pour éviter les guerres, Einstein fonde beaucoup d’espoir dans la Société des Nations, ancêtre de l’ONU. Mais Freud le fait déchanter car, dit-il, il ne suffit pas de créer une instance tierce et suprême, même avec l’accord de tous, il faut aussi lui donner la force appropriée.
Voilà ce qui nous permet de comprendre pourquoi une sanction de l’ONU n’a pas plus de valeur qu’un mauvais bulletin donné à un voyou. Il s’en fout le voyou.
Ensuite, Freud rappelle que nous sommes tous animés de pulsions de vie, de liaison, d’amour mais aussi d’agressivité voire de haine. Mais surtout que ces deux mouvements sont inséparables, indispensables même. C’est d’ailleurs ainsi que commence la vie : la mère expulse l’enfant de son corps. Donner la vie implique quelque chose d’agressif. Dès qu’on y réfléchit, on trouve de nombreux exemples. Sur un terrain de foot coexistent solidarité et rivalité. De manière plus générale, notre instinct de conservation, donc de vie doit pouvoir recourir à l’agression, à la destruction, à notre mordant. De même notre amour envers quelqu’un implique une part de possessivité. La sexualité est tendresse et violence.
Donc, dit Freud, inutile de vouloir supprimer les penchants destructeurs des hommes, la seule issue possible serait de la canaliser et pour cela, de recourir aux sentiments d’amour et d’identification. Aime ton prochain comme toi même. Ça, évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire…
La réponse de Freud à Einstein n’est pas optimiste, il y aurait encore beaucoup à dire sur cette correspondance j’ai juste envie de pointer la fin que j’apprécie particulièrement et qui est une de mes boussoles : Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre.
Huit ans plus tard, en 1940 l’Allemagne attaque l’Angleterre. Churchill, premier Ministre, s’adresse à ses concitoyens sans aucun détours, c’est à des adultes qu’il parle: Je n’ai rien d’autre à vous offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Winnicott, psychanalyste, écrit un texte qui pourrait s’intituler Pourquoi la guerre, sans point d’interrogation. Pourquoi cela vaut-il la peine que nous fassions la guerre, cette guerre-ci. Certes, dit-il, nous nous battons pour vivre. Mais c’est insuffisant d’autant que nous ne sommes pas nécessairement meilleurs hommes que nos ennemis.
Alors pourquoi ? Je ne retiens ici qu’une demi idée : ce que Winnicott nous dit de la liberté et de la démocratie.
On pourrait croire que tout le monde aime la liberté et veut se battre pour elle. Belle idée ! Fausse, bien sûr… d’autant que la liberté est fatigante, épuisante même. Elle nous soumet à des tensions multiples. Il est souvent bien plus confortable d’y renoncer.
Non seulement les dictateurs nous soulagent de ces tensions mais en plus, ils peuvent mener à bien des réalisations grandioses qui n’auraient pu être menées en régime parlementaire. Car oui, en régime parlementaire, il faut parlementer sans cesse. Et c’est exténuant ces palabres et incessantes négociations. On aimerait tant pouvoir trancher sur un coup de force, sur un passage à l’acte.
La démocratie implique quitter la position infantile ou adolescentaire et entrer dans l’âge adulte, acquérir une certaine maturité. Maturité ? qui emploie encore ce mot aujourd’hui ? Il s’agit de la maturité de celui qui pressent les liens entre ses doutes et conflits internes et ceux qui traversent la société. Et puis, il y a cet énorme effort psychique : la démocratie consiste à exercer la liberté en demandant aux personnes d’accepter que l’on ne tienne pas compte de leur opinion quand elle ne recueille pas la majorité des voix. Voilà qui n’est pas une mince affaire.
Mais la liberté vaudra toujours plus que la soumission.
Il y a donc un lien entre l’exercice de la liberté et la construction de la démocratie. Y arrive-t-on un jour ? Je ne pense pas. On essaye, on y tend, on avance, on recule, on s’en approche… sans jamais y arriver. Mais à mon sens, c’est une lutte qui vaut la peine, qui vaut la guerre.
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J’ajoute un post scriptum parce que j’entends la grèle des oui mais, oui mais la démocratie n’est pas ce qu’on croit… Oui mais la liberté, etc..etc… Plutôt que de philosopher une heure encore, je vous invite à la lecture d’un roman, celui que Vassili Grossman écrit en 1955 et 1963: Tout passe.
Extrait :
Autrefois, je pensais que la liberté, c’était la liberté de la parole, la liberté de la presse, la liberté de conscience. Mais la liberté s’étend à toute la vie de tous les hommes. La liberté, c’est le droit de semer ce que l’on veut, de faire des chaussures et des manteaux, c’est le droit pour celui qui a semé de faire du pain, de le vendre ou de ne pas le vendre, s’il le veut. C’est le droit pour le serrurier, le fondeur d’acier, l’artiste de vivre et de travailler comme ils l’entendent et non comme on le leur ordonne. Mais ici il n’y a pas de liberté ni pour celui qui écrit des livres ni pour celui qui sème le blé ni pour celui qui fait des bottes.
Et Efim Etkind, son préfacier, écrivain lui aussi ajoute: Un pays sans liberté est le domaine de la mort.
Notes: la correspondance Einstein-Freud est disponible ici, le texte de Winnicott de 1940 qui s’intitule « A propos des objectifs de la guerre » est repris dans Conversations ordinaires (Folio Essais), du même ouvrage est tiré la référence à la « maturité », issue du texte de 1960 « Quelques réflexions sur le sens du mot démocratie« . Le livre de Vassili Grossman semble épuisé pour le moment, si nécessaire, me contacter.